CES SALARIES QUI PRENNENT SOIN DES AUTRES
Dernière mise à jour : 30 juil. 2019
Certaines personnalités semblent naturellement capables de consolider autour d'elles les ferments du bien-vivre. Géraldine Lemoine et Gilles Teneau, auteurs de Toxic Handlers (Odile Jacob, 2019), se sont penchés sur ces "générateurs de bienveillance". Extraits.

Auditeur compatissant, un générateur de bienveillance idéal a la capacité inconditionnelle de se représenter et de comprendre la souffrance d'autrui. Calme, ne portant pas de jugement, il n'est pas seulement l'observateur de cette souffrance, il la ressent au plus profond de lui‐même. Préférant parfois travailler en coulisses, c'est un confident qui encourage les autres à se confier. Il ne trahira toutefois pas les confidences qui lui sont faites. Un générateur de bienveillance peut également jouer un rôle tampon entre les parties adverses d'une organisation en crise ou avec un patron difficile.
Il peut être un bon médiateur entre les souffrances exprimées par le personnel et une direction rigide. Sa capacité d'engagement s'illustre dans le courage et l'efficacité avec lesquels il agit concrètement pour lutter contre la douleur d'autrui. Sensible aux besoins des autres, le générateur de bienveillance peut encore assumer une mission de conseiller, sans disposer forcément d'une formation lui permettant de traiter la détresse émotionnelle : gare alors au danger d'épuisement !
Nous allons voir, à travers le portrait de Julien, jeune manager de 38 ans, les caractéristiques principales d'un générateur de bienveillance.
Un générateur de bienveillance développe une attitude de douceur dans ses relations qui lui permet d'approcher ceux qui souffrent...
La douceur est une émotion positive qui donne la force de renverser les montagnes. Elle est l'égale de la puissance lorsqu'elle est utilisée à heureux escient. A l'opposé de la douceur se trouve la colère, qui exprime une peur de l'autre : peur de se retrouver dans une situation inconnue, manque de repères, perte du modèle de référence...

L'histoire de Julien
Julien est vu comme un «gentil», pour reprendre ses propres mots : «J'ai même eu peur, dit-il, d'être considéré comme trop gentil parfois ! J'ai toujours voulu, quelles que soient mes équipes, instaurer une atmosphère de bien-être dans le travail.»
Julien pratique l'écoute active avec ses collaborateurs ; ceux-ci d'ailleurs ne s'y trompent pas et viennent directement le voir lorsqu'ils traversent un moment difficile, même s'ils sont managés en direct par quelqu'un d'autre. Julien dit : «J'ai passé 70 % de mon temps à écouter pour aider, mais, moi, c'est ce que j'appelle manager !»
Un générateur de bienveillance sait s'engager dans l'action pour aider les autres...
Avec la sympathie, je remarque la souffrance de l'autre ; avec l'empathie, j'ai le sentiment de la souffrance d'autrui ; avec la compassion, je réagis à la souffrance d'autrui. En entreprise, la compassion permet d'être celui qui remarque, éprouve et agit pour un autre au sein de l'organisation. La "compassion en entreprise" est étroitement liée à la discipline de l'action, plus communément appelée karma yoga, c'est‐à‐dire l'action en toute conscience et sans attente de retour.
C'est pourquoi la compassion est si difficile à comprendre, elle n'attend rien en retour. Elle est un «remarquer», un «éprouver», un «agir» ; un acte de pleine conscience. La compassion vraie, issue de la culture orientale, est un concept à part entière dans le bouddhisme. Généralement, en Occident, elle n'est pas perçue dans cette optique de l'action, mais juste comme une composante particulière du sentiment, en dehors de toute action. En vérité, dans la compassion, il y a action, mais pas intérêt. La compassion se situe dans un registre très différent de celui du pouvoir. La relation de pouvoir s'observe quand un individu accomplit une action, conformément à la volonté d'un autre individu, action qu'il n'aurait pas accomplie spontanément. Le pouvoir implique aussi l'attente d'un retour. Pas la compassion.

L'histoire de Julien
Julien ne se contente pas d'écouter ses collaborateurs ; d'ailleurs il fixe lui-même des limites à cette écoute. «Je ne voulais pas qu'il y ait des commérages et je faisais la part des choses ; mais si je pouvais agir concrètement, je le faisais : accompagner, aider, proposer quelque chose ; d'ailleurs, ils venaient me voir pour cela ! En entreprise, quand on n'est pas dans le registre du pouvoir, de l'autorité, on apparaît comme un original ou quelqu'un qui prend trop en compte les sentiments des équipes ! C'est pesant.»
Un générateur de bienveillance idéal sait donner du sens aux événements
C'est la vision proposée par Karl Weick, professeur de psychologie à l'université du Michigan et spécialiste de la théorie des organisations. Il est à l'origine du concept de sense-making, et ses travaux portent en particulier sur la manière dont les organisations donnent un sens à leur environnement lorsque celui‐ci est complexe et incertain. De la même façon, le générateur de bienveillance saura redonner du sens, notamment quand celui‐ci aura disparu à la suite d'une douleur ou d'une crise.
Bénédicte Vidaillet, professeure et codirectrice du pôle Stratégie, RH et logistique de l'Institut de recherche en gestion, précise, quant à elle : «L'individu qui élabore du sens est plus guidé par la recherche de cohérence, de satisfaction et de plausibilité de ce qui est élaboré, que par celle de précision, d'optimalité et d'exactitude.» Le générateur de bienveillance est donc guidé par sa compassion et son désir d'aider l'autre en souffrance, y compris par le sens qu'il donne aux événements.

L'histoire de Julien
Julien devient aussi le «donneur de sens» vis-à-vis de ses équipes : «Ils [ses collaborateurs] venaient me voir et me demandaient pourquoi il fallait augmenter les cadences, si la centrale de distribution allait fermer... Si je pouvais répondre, je le faisais : cela faisait avancer le travail et leur facilitait les choses à eux et à mon manager.»
Un générateur de bienveillance idéal sait s'investir pour lui-même dans des techniques de développement personnel...
Selon sa composante et son degré d'éveil, un générateur de bienveillance aura plusieurs manières d'agir :
Instinctivement : sans réfléchir ;
Physiquement : en portant secours à la détresse d'autrui ;
Émotionnellement : en exprimant son émotion sincère ;
Cognitivement : en réfléchissant préalablement à l'action la plus adaptée à mener.
Rappelons toutefois que le choix de l'action pour diminuer la souffrance d'autrui est l'un de ses principes de fonctionnement. Dans ce cadre, le générateur de bienveillance a conscience de la nécessité d'être personnellement équilibré, juste dans ses attitudes et ses comportements ; il est ainsi à même d'envisager la nécessité de prendre du temps pour faire des pauses salutaires, adopter le recul nécessaire, gagner en sérénité...

L'histoire de Julien
Julien s'est toujours attaché à faire du sport, à pratiquer des activités pour lui-même, «pour me faire plaisir», précise-t-il. Il s'est formé à la pleine conscience et pratique la méditation, «même si c'est difficile d'y consacrer autant de temps qu'il le faudrait».
Générateur de bienveillance et résilience organisationnelle
Notre ouvrage s'intéresse plus particulièrement aux générateurs de bienveillance dans le cadre professionnel et à ce qu'ils peuvent apporter dans une organisation – entreprise, association, administration... – qui traverserait une crise. De même que la résilience individuelle se caractérise par la reconstruction d'un individu après une rude épreuve de vie (deuil, perte d'un emploi, rupture familiale...), la résilience organisationnelle (résilience d'une entreprise subissant une crise, par exemple) peut être définie par trois composantes :
La robustesse, qui consiste à maintenir un état nominal face à un choc, une turbulence L’adaptabilité, capacité de se réorganiser afin de retrouver un fonctionnement optimal ;La capacité de rebond, c'est‐à‐dire la découverte, par l'apprentissage et le travail en amont, de capacités insoupçonnées au service d'une performance accrue.
Un générateur de bienveillance, lorsqu'il est présent dans l'organisation, peut libérer les énergies individuelles de ses collègues et collaborateurs grâce à la mise en œuvre de ses qualités. En cas de crise, il peut se révéler être un facilitateur de la résilience organisationnelle.

L'histoire de Julien
«Personne ne savait si la centrale de distribution allait pouvoir continuer à fonctionner ; il y avait de vraies inquiétudes quand je suis arrivé ; j'ai écouté, j'ai rassuré, j'ai mis en place de nouveaux processus de travail, j'ai transmis à ma direction les inquiétudes... Et on a fini par s'en sortir ! La crise était passée...».
Ainsi, valorisant les émotions et les sentiments, le générateur de bienveillance idéal est en empathie avec la souffrance d'autrui ; ayant lui‐même traversé des situations douloureuses, il a développé une attitude de douceur dans ses relations ; s'engageant dans l'action pour aider les autres, il leur explique aussi le sens des changements à vivre quand ils ne le comprennent pas ou plus ; soucieux de son propre équilibre, il s'investit dans des techniques de développement personnel pour éviter de subir la fatigue empathique, qui nuirait à son engagement auprès d'autrui.
Dans une organisation – entreprise, association, administration... –, un générateur de bienveillance idéal contribue à alléger les effets des crises vécues en interne et favorise la résilience organisationnelle. Cette combinaison de caractéristiques spécifiques est l'apanage d'une poignée de générateurs de bienveillance.
Questions à l'auteur, Gilles Teneau Chercheur associé au Laboratoire d'économie et de management de Loire-Atlantique
Qui sont les toxic handlers ? Des individus porteurs de lien entre les gens, de confiance, d'échange, d'interaction. Ils sont également capables de redonner du sens quand il n'y en a plus dans les entreprises. Ce sont les clés de nos organisations ! On les trouve dans tous les types d'entreprise, publique ou privée, grande ou petite, et à tous les niveaux : employé, ouvrier, manager, dirigeant...
Selon vous, il existerait trois sortes de toxic handlers. L'universitaire Peter Frost a conceptualisé cette notion en 1999 autour de caractéristiques communes telles l'empathie, l'écoute, la compassion… En vingt ans d'observations en entreprise, j'ai distingué trois groupes de toxic handlers. Le premier est le porteur de confiance, celui qui remarque la souffrance d'un autre mais garde ses distances. Quand la crise arrive, il a plutôt tendance à se protéger. Le deuxième est le porteur de souffrance, proche des gens, empathique et impliqué. Mais à la longue, s'il n'est pas aidé, il absorbe tellement de souffrance qu'il aura tendance à sombrer, parfois jusqu'au burn-out. Et puis on trouve le porteur de compassion, souvent un ancien porteur de souffrance qui a appris à gérer ses propres crises grâce à un travail personnel, ce qui lui permet de se régénérer et de ne plus se noyer.
Comment l'entreprise peut-elle profiter au mieux des bienfaits des toxic handlers ? Tout l'enjeu est de détecter ces profils avant qu'une crise n'arrive. Les outils de mesure de la résilience organisationnelle permettent de le faire. Il faut également soutenir le développement des futurs toxic handlers, avec de la sophrologie, de la gestion du stress et du temps. Mais aussi aider les porteurs de souffrance avant qu'ils ne s'épuisent. Enfin, on peut créer des cellules de résilience qui jouent un rôle de baromètre de bien-être. Ça ne veut pas dire que la crise n'arrivera plus mais que les conséquences seront plus faibles.
Sommes-nous tous des toxic handlers en puissance ? Toute personne porte en elle des caractéristiques de toxic handler. Il faut parfois un choc pour qu'elles se révèlent. Un individu blessé par la vie devient porteur de souffrance et peut, s'il entame un travail de questionnement, passer de ce stade à porteur de compassion.